E... comme éclipse
Depuis le début du mois, le soleil joue à « jamais sans toi, jamais avec toi », c'est un peu agaçant, surtout aujourd'hui avec l'éclipse. On nous a promis un beau baiser d'amour, entre la lune et le soleil, un baiser gris argenté qui aveugle à coup sûr les voyeurs impénitents. Un baiser capricieux qui se mérite. Un baiser quoi ! A en rêver pendant cent ans !
A onze heures je quitte mon pigeonnier de verre et d'acier. La lune a commencé son grignotage de souris. Je passe sur la passerelle toujours vide d'Antonin. Les allées grouillent de monde. Plus haut, à l'abri des regards, quelques amoureux se papouillent dans un coin de verdure. Ils se moquent de savoir si le ciel va leur tomber sur la tête ! Ils ont raison et je les envie un peu. Mais je n'ai pas le temps de m'arrêter, pas le temps de m'attendrir. Je file rejoindre André Malraux, mon parc, comme si les minutes m'étaient comptées.
Mes idées noires s'échappent, nettoyées par la chlorophylle. J'adore ce parc avec ses chemins en rubans beiges, ses petits arrondis, sa pataugeoire, ses pelouses où s'allonger pour respirer l'herbe. On s'y sent comme chez soi. Je suis rudement étonnée du monde, c'est pire que le RER aux heures de pointe. D'ordinaire, le parc se peuple plutôt l'après-midi, il est envahi par les tribus d'enfants multicolores. Aujourd'hui, c'est par un mélange inédit de femmes enfoulardées, de touristes en short, de gens en costumes et tailleurs…
Avec tout ce monde autour, je me sens happée par l'attente, une vieille copine à moi. Je m'installe sur une pelouse un peu en hauteur. Évidemment vu le manteau de nuages, j'ai des doutes sur le spectacle mais bon, j'y suis, j'y reste. Tout le monde essaie fébrilement ses lunettes tantôt bleues tantôt grises, comme à la plage. Les amoureux n'ont qu'une paire pour deux, ils auront peut-être des regrets plus tard… On se pose tous la même question : qu'est-ce qu'on va voir ? Il y a une ambiance de kermesse. Je n'ai jamais vu un tel attroupement, même pour la finale du foot ! On se regarde tous en coin, un peu émus. On ne se cause pas, on n'ose pas, on est encore intimidé. Tout le monde est sage… même les portables ! Ça, c'est une vraie fête !
La lune grignote encore et encore la lumière. Le ciel ne change pas mais les couleurs se mélangent bizarrement. Tout à coup, contre toute attente, les lampadaires s'allument. Je ne comprends pas. Les nuages se disloquent enfin et nous dévoilent le soleil en plein baiser. C'est comme je l'imaginais, les frissons en plus ! Cris d'enthousiasme et applaudissements fusent de partout. La lune, elle, n'est pas intimidée, et poursuit sa descente au ralenti. La mise en scène est parfaite, c'est bien mieux qu'à la télé… Devant tant de merveilles, on redevient des mômes !
La lumière poursuit sa métamorphose, elle se déguise doucement en lumière d'orage, comme si le gris des costumes et des tailleurs déteignait. Puis elle devient rose, bleu, gris bleuté. Les couleurs prennent un nouveau relief : les boubous étincellent, les foulards scintillent, les cravates chatoient. Le silence se fait doucettement.
J'ai l'impression d'être à des millions de kilomètres de Paris, dans une lumière de BD - c'est presque du Bilal. Les buissons et les arbres semblent sculptés par la lumière, les contours des brins d'herbe se détachent avec une netteté incroyable. C'est magnifique et irréel.